Ces réflexions viennent compléter les points présentés récemment dans cet autre billet.
Le rappel du principe...
Solvabilité 2 impose une évaluation « économique » des engagements, au sens où la valeur de l’engagement associé à un risque répliquable doit être égale au prix de la couverture. L’application de ce principe aux contrats d’épargne (et plus généralement en présence d’un dispositif de participation aux bénéfices) conduit à la structure de modélisation désormais classique dans laquelle un générateur de scénarios économiques (voir par exemple Planchet et Leroy [2011].) « risque neutre » alimente un modèle de projection de flux pour permettre une approximation par simulation de la valeur du best estimate (cf. Planchet [2009]) :
Fig. 1 - Le rôle du GSE dans un modèle actif / passif de calcul des provisions
On peut observer dès à présent que cette approche suppose que les flux du contrat soient entièrement répliquables (puisque l’on calcule ainsi la valeur du portefeuille de couverture à l’origine), ce qui s’avère inexact et conduit d’ailleurs logiquement à d’importantes difficultés de mise en œuvre des techniques de « portefeuilles répliquants » pour ce type d’engagements.
Règles de gestion et scénarios risque neutre
Cette incohérence se traduit dans le cadre du modèle ci-dessus par une difficulté de mise en œuvre à laquelle sont confrontés les praticiens. On doit se souvenir que le passage de la « probabilité réelle » à la « probabilité risque neutre » consiste à augmenter la probabilité de survenance des événements défavorables pour l'investisseur de manière à refléter son aversion pour le risque. Dans une conjoncture de taux d’intérêts très bas, si les investisseurs redoutent une brutale hausse des taux, le générateur de scénarios économiques va donc affecter des probabilités élevées à des scénarios de taux élevés. Se pose alors la question de la prise en compte par le modèle de situations dans lesquelles les taux courts atteignent des niveaux considérés comme irréaliste, par exemple de l’ordre de 20 %.
Une première solution parfois envisagée consiste à simplement éliminer les trajectoires problématiques du faisceau simulé. Mais cela conduit à violer la condition d’absence d’opportunité d’arbitrage ; les trajectoires issues d’un GSE ne peuvent en effet être considérées isolément et ont un sens collectivement. Supprimer une trajectoire impose d’ajuster les autres pour préserver le caractère martingale du processus de prix actualisé. Mais le prix des options est alors modifié. Bref, cette approche conduit à une impasse et doit être abandonnée.
Il convient donc d’injecter dans le modèle les trajectoires issues du GSE sans modification. Mais on se heurte alors à une seconde difficulté : les règles incluses dans le modèle de projection s’appuient souvent sur des comparaisons de taux pour, par exemple, décider de la réalisation de plus ou moins-values latentes. Mais dans la construction de ces règles de décision, des niveaux de taux extrêmes n’ont en général pas été pris en compte, car considérés comme impossibles. Il s’agit donc d’adapter le modèle pour prendre en compte des situations très hypothétiques dont la probabilité réelle d’occurrence est négligeable. On conçoit que la crédibilité d’une telle règle soit inévitablement discutable.
Couverture, réplication et best estimate
Il reste alors la solution de considérer la formule d’évaluation comme normative, au sens où elle n’est plus rattachée à une gestion effective du risque.
En effet, la cohérence des approches financières pour calculer des prix se trouve dans l’équivalence, dans un monde respectant l’absence d’opportunité d’arbitrage, entre prix et valeur initiale d’un portefeuille de couverture. Le portefeuille de couverture, convenablement géré, possède la propriété qu’il annule le risque associé à l’incertitude sur le flux : la valeur à maturité de ce portefeuille est égale au montant du flux à honorer quel que soit l’état du monde. Bien entendu, cette situation est idéalisée et nécessite des hypothèses non satisfaites en pratique, mais elle fournit un cadre de gestion des risques (il s’agit donc de constituer et de gérer des portefeuilles répliquants) en contrôlant à la marge le coût des imperfections. L’utilisation de la formule des « puts moyens pondérés » pour des garanties « plancher » sur des contrats en unités de compte illustre cette situation (cf. Planchet et al. [2011]).
Mais, si dans le cas des garanties sur des contrats en unités de compte l’assureur met effectivement en place des couvertures financières, il n’en est plus de même pour des contrats en €. Dans ce dernier cas, s’il existe une politique de couvertures ponctuelles pour des situations extrêmes, notamment en termes d’environnement de taux, aucun portefeuille de réplication n’est mis en place face aux provisions best estimate. Cela serait d’ailleurs peu efficace et coûteux. Cela conduit de fait à une déconnexion entre la logique d’évaluation (qui fournit la valeur d’une couverture) et la gestion du risque (absence de mise en œuvre effective de la couverture). La formule de calcul d’un best estimate présente donc bien dans ce contexte un caractère normatif.
D’autres pistes de réflexion ?
S’il semble délicat de remettre en cause à court terme la logique de calcul qui s’est imposée ces dernières années dans le cadre de la préparation à l’entrée en vigueur du nouveau dispositif prudentiel, il peut être cependant utile de réfléchir à des approches alternatives, potentiellement utilisables dans le cadre de l’ORSA. En effet, l’approche usuelle de calcul d’un best estimate est peu adaptée à l’ORSA compte tenu de sa lourdeur de mise en œuvre et des besoins en capacité de calcul qu’elle requiert. Au surplus, cela peut apparaître paradoxal que l’application du dispositif Solvabilité 2 conduise à des montants de provision sans ancrage dans une politique de gestion des risques et, en ce sens, largement arbitraires (en tous les cas au moins aussi arbitraire que les provisions mathématiques actuelles).
On peut dès lors chercher à analyser de manière plus fine l’articulation des composantes répliquable et non répliquable du rendement servi par le contrat. Une approche de ce type est par exemple proposée dans Bonnin et al. [2012] en décomposant le taux servi par le contrat en la somme du taux sans risque et du surplus de rendement procuré par le contrat. En faisant alors l’hypothèse que seule la première composante est répliquable, il devient possible de calculer explicitement le best estimate une fois la provision mathématique connue, ce qui autorise l’utilisation de telles approches dans le cadre des projections de l’ORSA et permet de rendre compte du caractère fondamentalement non répliquable de ce type de contrats.
En conclusion…
Les travaux de mise en place des modèles de calcul de provisions best estimate pour des contrats d’épargne et, plus largement, des contrats avec une clause de participation aux bénéfices (financiers) ont abouti à une forme de consensus de place articulant un générateur de scénarios économiques risque neutre avec un modèle de projection de flux.
Cette structure de modèle présente l’avantage de permettre un prise en compte aisée de règles de gestion potentiellement complexes décrivant le pilotage du taux servi en fonction d’une part des conditions de marché et d’autre part de la situation propre de l’assureur (notamment en termes de volume de plus ou moins-values latentes).
Elle repose toutefois sur l’approximation discutable que les flux associés à ces contrats sont répliquables, ce qui implique des difficultés de mise en œuvre des modèles et induit une inadéquation forte entre le principe d’évaluation et la gestion des risques associée au contrat.
Il est donc utile de proposer des modèles plus élaborés qui permettent d’expliciter la composante non répliquable de ces contrats et de fournir ainsi un cadre plus réaliste pour l’évaluation pertinente des engagements associés.
Références
Bonnin F., Juillard M., Planchet F. [2012] « Best Estimate Calculations of Savings Contracts by Closed Formulas - Application to the ORSA », Les cahiers de recherche de l’ISFA, n°2012.5.
Planchet F., Thérond P.E., Juillard M. [2011] Modèles financiers en assurance. Analyses de risques dynamiques - seconde édition revue et augmentée, Paris : Economica (première édition : 2005).
Planchet F., Leroy G. [2011] « Solvabilité 2 : quels standards pour le risque de marché ? », la Tribune de l’Assurance (rubrique « le mot de l’actuaire »), n°156 du 01/03/2011.
Planchet F. [2009] « Provisionnement et couverture des garanties financières : deux notions indissociables. », la Tribune de l’Assurance (rubrique « le mot de l’actuaire »), n°138 du 01/07/2009.